La réalité existe-t-elle ?
Photographie | Musique | Création audiovisuelle
Isthmaël Baudry est photographe et plasticien sonore. Il se distingue par cette affection qu’il voue à l’inattendu, tout comme à ces minces frontières existant entre ce qui est réel et ce qui ne le serait pas. Quant à son parcours, il est à la hauteur des attentes que ses réalisations animent.
Isthmaël Baudry est le genre d’homme que l’on croise au coin d’une rue ou du web et qui éveille instinctivement notre curiosité. Il est né à Rouen en 1974 et il y mourra, selon ses propres dires. Voilà de quoi poser le décor de sa pensée qui ne s’encombre plus, depuis bien longtemps, des perspectives existentielles et de l’au-delà telles que tout quidam peut les avoir. Ni de la notion de réalité, qu’il interroge humblement et sans arrêt, notamment dans le cadre de ces travaux, peu importe le support dont il use.
Sur la toile, il se présente comme un “photographe mutant”. Il a exposé son travail dans toute la France et ailleurs. Il exerce également en tant que vidéaste. Enfin, il est auteur, compositeur et interprète. Après plusieurs projets musicaux en solo sous différents noms de scène et dans plusieurs groupes, il lance officiellement Love In Cage avec Alexis Campart en novembre 2011 en sortant un premier album intitulé Position. Un “New Deal” électro-wave qui s’inscrit pleinement dans la continuité de son approche artistique multiniveau questionnant le monde, la société et leurs paradoxes.
Le beau est toujours bizarre
Une formule que l’on doit à Baudelaire et qu’Isthmaël Baudry s’approprie bien volontiers lorsqu’il se souvient de ses premières grandes découvertes artistiques. Petit, il commence avec les bandes dessinées en dévorant le magazine français Strange, Simon du Fleuve créée par Claude Auclair, la série survivaliste Alef-Thau signée par le scénariste Alejandro Jodorowsky, les dessins d’Arno. Puis vient le cinéma, avec entre autres deux films qui marquent l’enfant durablement : Elephant Man de David Lynch et Paris, Texas réalisé par Wim Wenders. “Si j’étais dans le rêve et dans un état d’esprit où tout me paraissait possible, j’étais aussi dans des œuvres déstructurées et un peu étranges”, avoue Isthmaël.
Parmi les grandes références qui l’ont inspiré, on trouve également celles qu’il acquiert sur les bancs de la faculté d’Histoire. “J’ai vraiment commencé à travailler quand je suis arrivé à l’université”, explique-t-il. “Les programmes scolaires ne m’intéressaient pas beaucoup avant, sauf l’histoire et le français, la littérature surtout. J’étais très intéressé par une tranche historique qui n’est pas très connue : l’Histoire hellénistique. Autrement dit, toute la période qui succède à Alexandre le Grand. Tous ces royaumes grecs me fascinaient. Par exemple, les Antigonides ainsi que la dynastie Lagide en Égypte.”
De la musique à l’argentique
Cette soif de connaissance, de culture et d’art incite Isthmaël Baudry à créer à son tour. En écoutant une K7 de The Cure, il s’ouvre à l’idée de devenir musicien un jour. Il fait ses premières gammes à la batterie avant de se mettre au synthé puis au chant. De là, il autoproduit sa première K7 en 1997 sous le nom de Morpho Cypris. Durant les années 2000, il sort ensuite plusieurs albums électro instrumentaux sous son nouveau nom Morphoex. Pour ce faire, il met sa voix de côté pour se concentrer sur la composition de mélodies hypnotiques.
La photographie argentique vient après, au fil des concerts auxquels il participe pour immortaliser les groupes sur scène. Les pochettes des albums du label 4AD et le travail du binôme formé par le photographe Nigel Grierson et le graphiste Vaughan Oliver l’ensorcellent. “Leur approche concrétisait un refuge à la réalité”, confie Isthmaël. Dès lors, il s’investit complètement dans ce nouveau mode d’expression. Il met notamment au point sa démarche de création singulière axée sur la superposition de deux photos. Et ce, sans retouche numérique pour l’ensemble de ces premières expos. Une démarche voulue la plus instinctive possible voire primitive. “Pour partir en quête d’une irréalité. Pour transcrire un autre monde et la volonté de fuir le réel.”
Isthmaël Baudry : contradictions exposées
En 2009, Isthmaël Baudry réalise finalement sa première exposition photographique à Rouen. Il la nomme Vegetal Things et y associe la nature aux éléments urbains. Ces derniers n’ont eu de cesse, depuis, de l’inspirer. Ainsi va-t-il jusqu’à les animer dans Cyborg Dreams huit ans plus tard. À travers cette nouvelle exposition, l’architecture des villes devient humanoïde. Elle exclut complètement la végétation organique. Le béton est comme sacralisé. Les hautes tours immergent complètement l’être tout en remettant en question le lien qui l’unit à son milieu et ses congénères. L’occasion pour Isthmaël de questionner l’expansion et la favorisation de ce nouveau cadre de vie cimenté et rectiligne et la nature de l’homme d’aujourd’hui.
“Il faut quand même se dire qu’il y a plus d’un siècle, 80% de la population en France vivait à la campagne : c’est fou quand on y pense !”, s’exclame Isthmaël. “De nos jours, les gens veulent manger bio pour éviter un cancer, tout en étant habités par leurs contradictions qui les maintiennent éloignés de la nature.” Une prise de conscience en demi-teinte donc, qui semble l’être également chez les urbains quittant la ville pour une meilleure qualité de vie en province : “Est-on à l’abri de la pollution ailleurs en France ? Traitements phytosanitaires, lisier des porcheries bretonnes s’écoulant dans les cours d’eau et les nappes phréatiques, voiture indispensable pour le moindre déplacement… Ces gens qui s’installent à la campagne et qui cultivent leur propre potager en se sentant protégés, le sont-ils vraiment ?”
Isthmaël Baudry : tout un monde de réalités
Parmi les réalités explorées par Isthmaël Baudry, on trouve celles connectées au voyage. Un voyage introspectif ainsi qu’à travers l’Histoire des peuples, comme on peut s’en rendre compte notamment à travers son exposition Travels. Celle-ci est une série de photos prises en Ukraine et en Crimée en 2008. L’une d’entre elles, Le Jeu, montre deux tanks sur lesquels grimpent des enfants. On y perçoit, entre autres, une double symbolique, reflétant d’une part cette lutte intérieure qui habite chaque être humain. D’autre part, celle qui rythme le monde et qui semble, par plusieurs aspects, se répéter.
“J’ai pris cette photo dans un parc à Kiev, qui était à l’époque une sorte de musée à ciel ouvert retraçant l’ère communiste au moment où l’Ukraine appartenait encore à l’URSS”, explique Isthmaël. “L’État a décidé de mettre toutes ces statues et ces vieux chars T-34 à l’air libre. Ils étaient peinturlurés et les enfants jouaient dessus. Cette photo a été prise alors qu’il n’y avait plus de conflit entre la Russie et l’Ukraine. Ce qui n’est plus le cas aujourd’hui.” La scène surprend d’autant plus par son côté martial. “Mon intention était pourtant d’illustrer un passé révolu où les enfants considéraient finalement les tanks comme des manèges, une nouvelle aire de jeux, plutôt que comme des instruments de guerre destinés à tuer.”
Des réalités anticipées
Fictions Transitives est l’une des plus récentes expositions d’Isthmaël Baudry. Réalisée en 2019, elle s’attache à dévoiler un certain nombre de connivences et de nouvelles contradictions relatives à la notion même de réalité. Les pièces qui la constituent cherchent à initier plusieurs grilles de lecture. Les dimensions se croisent. L’ensemble de la collection sert les écrits de l’Américain Philip Kindred Dick, auteur de plusieurs récits de science-fiction dont certains ont été adaptés au cinéma (Minority Report, Total Recall, Planète Hurlante…). “La vision de K. Dick m’a toujours beaucoup impressionné”, confie Isthmaël. “En outre, c’était un bourreau de travail qui vivait et décrivait l’irréalité à sa manière. Il souffrait d’hallucinations permanentes liées à sa maladie, à son addiction aux amphétamines, à son histoire familiale aussi.”
“Je suis vivant et vous êtes morts” : cette citation de K. Dick, partagée lors de son premier colloque universitaire à Metz alors qu’il disposait déjà d’un grand lectorat en France, est celle qu’Isthmaël Baudry a choisi pour thème de cette exposition. Elle matérialise notamment pour lui l’hypernumérisation de la société qui “mène à un maquillage extrême de la réalité. Les gens font constamment des selfies en essayant d’être les plus beaux, en recherchant ainsi l’immortalité d’une certaine manière.” Est-ce cela qui les éloigne de la “réelle” conception de ce qu’est la vie et la mort ? “Je le crois oui”, reconnaît Isthmaël. “C’est comme si la mort était devenue tabou dans nos sociétés occidentales. Elle est souvent grimée. Tu peux voir un tas de meurtres sur YouTube, des guerres. Mais la vraie mort des vrais gens, c’est autre chose. Il y a une différence entre envoyer un texto ou un e-mail à quelqu’un et lui parler en sentant son parfum, ses odeurs corporelles. En appréciant sa voix et en le regardant vieillir.”
Aux réalités dirigées
Si le web a permis à beaucoup de monde de se connecter aux autres, aux connaissances, aux us et coutumes des quatre coins du globe, il semble avoir aussi éloigné l’individu de ce qui fait toute sa spécificité d’être humain ainsi que des interactions lui permettant de vraiment créer du lien. Pour Isthmaël Baudry, la vraie réalité se réalise physiquement. Et ce, “même si les correspondances épistolaires existaient par le passé”, précise-t-il. “Ceci dit, il n’y avait pas forcément l’image. Sans omettre que les gens ont désormais une idée sur tout sur les réseaux sociaux. De mon point de vue, cela dénature quelque chose. À vouloir réagir et dire sans relâche, comment distinguer le vrai sentiment du faux ? De mon côté, j’ai préféré faire le choix de modérer mes propos.”
“On vit dans un monde assez improbable je trouve, on n’a jamais vu ça par le passé. C’est pour ça d’ailleurs que je parle d’artistes mutants. Ce monde est un peu “KDickien” par certains aspects. On pourrait même dire “Lynchien”. Ceci dit, cela supposerait une part de mystique et de mystère. Et en l’occurrence, on n’est pas dans le mystère. Plutôt dans une réalité qui, au-delà d’être tronquée, est également dirigée. C’est pour cette raison que je ne cesse d’encourager les gens à lire K. Dick, Ballard aussi. Ils font partie de ces auteurs qui ont parlé du futur que nous vivons de façon assez juste en définitive.”
Isthmaël Baudry : réalités ultra-contrôlées
Le troisième album du groupe actuel d’Isthmaël Baudry, Love in Cage, est annoncé pour le premier semestre 2022. Il sortira sur le label Meidosem Records basé à Cherbourg. Le 28 octobre dernier, il partageait ainsi sur YouTube le clip d’un de ses titres, Ma vie numérique, qu’il a lui-même réalisé. Et ce, à l’instar des clips qu’il a créés pour d’autres projets musicaux par le passé (Jeff Clark’s, Hammershoi). Cette vidéo inédite est une nouvelle occasion pour lui de représenter cette science-fiction rejoignant la réalité. À moins que ce ne soit l’inverse… “Ce clip fait écho aux références que nous avons déjà évoquées, mais aussi à d’autres comme Andreï Tarkovski, Béla Tarr, qui ont eux-aussi travaillé sur ce futur désavoué devenant réel.”
“Pour une culture aseptisée, financée et orchestrée” : tel est le leitmotiv que l’on peut entendre à la fin du titre. Il succède, dans la chanson, à l’évocation cynique de la vie en 3D d’Isthmaël, renvoyant à Metaverse, le monde virtuel promis par Mark Zuckerberg. Un leitmotiv qui n’a donc rien d’anodin et qui permet à Isthmaël Baudry d’interroger la situation de la culture d’aujourd’hui. “Que finance-t-on à notre époque dans la culture, dans l’art ?”, questionne-t-il. “Pourquoi tel artiste plutôt que tel autre ? Parfois, on peut se le demander. Je ne sais pas si la culture d’il y a cinquante ans était mieux que celle de nos jours. En revanche, je trouve qu’elle est aseptisée. Je regrette que la voix des artistes underground, dont je fais partie, ne porte plus vraiment. Et je crois que cette situation est, entre autres, liée au fait que lorsqu’on finance certains artistes, on se retrouve à ne plus vouloir en financer d’autres. Ceux, par exemple, qui débordent du cadre, qui ne font pas comme les autres.”