La curiosité est un joli défaut
Musique | Processus artistique | Nomadisme
Dans un monde où l’on voudrait désormais parquer les envies de l’homme, la curiosité est devenue une quête en elle-même pour un certain nombre de gens. Portrait de Sophia et, à travers elle, de son duo An Eagle in Your Mind qu’elle forme avec Raoul depuis 2016, axé sur la singularité de son processus artistique et ses enseignements.
Il paraît que la curiosité est un vilain défaut. C’est ce que bon nombre d’individus ont pu entendre durant leur existence. Pourtant, dans un monde où l’on voudrait désormais parquer les envies de l’homme, la curiosité est devenue une quête en elle-même pour un certain nombre de gens. Les médias de premier plan multiplient les promotions et les diffusions de contenus ciblés et de toute nature, comme si la qualité de ces derniers pouvaient se justifier par des partis pris spécifiques qu’ils favorisent ou la seule loi du nombre. Mais que dit, au fond, cette réalité ?
Loin, très loin même, des nouveaux diktats artistiques de notre ère ; loin, aussi, des courants à l’opposé qui voudraient soumettre les gens aux leurs, le duo lyonnais An Eagle in Your Mind offre en musique une alternative qu’il serait curieux de ne pas chercher à découvrir. “Un espace où la plus infime sensation côtoie la plus grande échappée de l’homme”, écrivais-je dans Skriber en mai 2018, à quelques jours de la sortie de son second album Miraculous Weapons. Ainsi, au-delà des compositions singulières qui le constituent, le processus de création du couple formé par Sophia et Raoul, sur scène comme dans la vie, avait de quoi intriguer. Et pour cause…
Nomads’ Lands
La France, la Suisse, l’Espagne, le Portugal, l’Allemagne, l’Autriche, le Maroc, les Pays-Bas, la République Tchèque, l’Italie, la Serbie, la Turquie, la Bulgarie, la Macédoine, la Bosnie-Herzégovine, la Grèce, la Géorgie, la Croatie, la Slovénie : depuis 2015, An Eagle in Your Mind a enchaîné les concerts en Europe et tout autour.
Cette grande vadrouille fut initiée à l’origine par un choix pratique. “Faire de la musique demande beaucoup de temps”, confie Sophia. “Nous n’en avions pas forcément pour avoir un emploi salarié et faire de la musique à côté. » Ainsi, le duo ne souhaitait pas considérer la musique comme un passe-temps. Il voulait consacrer toute notre énergie à faire de la musique.
Exit les remplacements dans les établissements scolaires, les petits jobs à l’Opéra de Lyon et ailleurs. An Eagle in Your Mind ne pourra voler que s’il se soulage des poids d’un quotidien aux antipodes de sa nécessité de création. Exit le confort douillet de son home sweet home entre quatre murs, remplacé par un van aménagé en véritable studio d’enregistrement mobile. Plus de loyer, plus de charges : une nouvelle page se tourne et les premières lignes d’un voyage inédit s’écrivent à quatre mains.
Sur les rives de l’Ardèche, la côte portugaise ou le seuil du Sahara, An Eagle in Your Mind se pose, compose, et rencontre l’osmose avec la nature et les gens qu’il croise sur sa route. Voilà plus de trois ans qu’il fonctionne ainsi. Et même si le duo a pris récemment ses quartiers dans une petite maison en Haute-Loire pour y aménager son nouveau studio d’enregistrement, le voyage se poursuit. Au-delà des destinations. Rien que pour lui.
Des voyages…
Dans les premiers allers-retours qu’elle fit petite durant les vacances pour rendre visite à la famille de son père au Maroc, tout comme dans les romans de l’écrivain algérien Kateb Yacine, Sophia puisa son ouverture à l’inconnu. “Être créatif, c’est (ré)inventer des valeurs, des modes de vie. L’art ne se limite pas à produire une œuvre” : une philosophie qui résonne avec celle d’autres artistes, à l’instar du graffeur et peintre anglais Banksy, qui fit s’autodétruire en octobre dernier son tableau Le Fille au Ballon une fois adjugé et vendu.
Il s’agit d’aller toujours plus loin, dans un processus essentiel vécu pour ce qu’il est, et non pour son résultat, à l’instar du premier album du groupe, Outside, enregistré au Maroc grâce à des panneaux solaires. La démarche est artisanale, elle occupe chaque journée du lever au coucher du soleil, et ce, pendant trois mois. Un DIY poussé à l’extrême : “Ce qui est fabuleux en soi, c’est que nous puissions le faire. Avec peu de moyens, on peut se monter un beau studio sur roues. C’est important pour nous de créer de cette manière, à notre propre vitesse de croisière. Notre marge de manœuvre est plus grande, notre liberté, totale, notamment durant les enregistrements et pour les arrangements.”
…qui en cachent d’autres
Les paysages animés seulement par la nature sauvage et les éléments apaisent lorsqu’il faut être capable de trouver la paix avant de reprendre la route. Avant de chanter à nouveau. Direction : la grande scène du monde et ses recoins. Des concerts par dizaines, par centaines même. Certains positionnés à l’avance, d’autres fortuits, pour une expérience vivifiante au contact d’énergies différentes et bien humaines. Les recettes des tournées règlent les repas, le matériel, le carburant. Le van redémarre et s’arrête pour la nuit.
Il se gare près des autres nomades, ceux fantasmés, ceux contemporains : des artisans, des retraités, des surfeurs-graphistes, des bergers. Tous ont fait le choix de travailler, de vivre et d’aimer sur les routes. “Il y a des gens qui vivent à un endroit de façon très sédentaire tout en faisant des voyages permanents dans leur tête”, explique Sophia. “À l’inverse, moi qui voyage beaucoup, je retrouve une sensation identique en tout lieu. Que ce soit au bord de l’océan ou dans le désert. Le fait que je sois constamment en voyage me permet d’être dans ma réalité. Bien plus que si je restais au même endroit ! J’ai l’impression d’être chez-moi partout.”
Une valse à leur temps
Au jour le jour, An Eagle in Your Mind se laisse porter par les événements, tout comme par son public. Lorsque le duo voit poindre les limites après une longue série de lives, l’envie de lui donner encore plus surgit. Il est alors temps de composer à nouveau jusqu’à ce que l’instant de repartir se présente. L’instant, tel que conçu par Sophia et Raoul, ne recouvre pas le même sens, ni les mêmes aspirations. Il n’y a là aucune posture manigancée, seulement un ressenti vibrant.
Le rythme du processus de création du duo surclasse les autres. Il explique qu’il n’ait pas cherché de label. Il cadence sa communication. An Eagle in Your Mind a conscience de la nécessité de “donner quelque chose de compréhensible aux gens” dans un monde ultra-catégorisé dédié à l’image. En parallèle, le duo distingue celui-ci de cet univers parallèle dont les réalités semblent échapper aux médias de masse.
Recréer du lien
“On a joué en France dans des lieux qui semblent ne pas exister à leurs yeux. Des cafés, des expositions, tenus notamment par des jeunes qui ont une autre vision. Ils recréent du lien avec les habitants des villes, des villages.” Partager une autre musique, pour franchir à nouveau le seuil et recréer du lien. Recréer du lien pour réinitier la curiosité.“À la fin de notre concert à Ankara, une fille est venue me voir », se rappelle Sophia. « Elle m’a dit qu’elle se sentait “powerful” après avoir écouté notre musique.C’est exactement ce que nous souhaitons partager avec les gens. Qu’ils aient la force d’entreprendre par eux-mêmes ce qu’ils ont envie d’entreprendre. Qu’ils se sentent la force de faire quelque chose de différent. Voire même quelque chose de similaire à ce qui existe déjà. À leur manière.”
Le duo An Eagle in Your Mind est déjà ailleurs. Il est loin, très loin même, des nouveaux diktats artistiques de notre ère. Très éloigné aussi des courants à l’opposé qui voudraient soumettre les gens aux leurs. Prochaines escales en Algérie puis au Pakistan, à moins que ce ne soit l’inverse : peu importe à cette heure. Décidément, la curiosité est un bien joli défaut.