L'instinct de la raison
Dressage de fauves | Arts du cirque
Le baiser d’un lion à un autre est parfois bien plus parlant que tous les plus beaux discours. En piste, Alexander Lacey joue cartes sur table avec ses fauves et le public. En coulisse, aucun coup de poker. Portrait d’un homme dont la dignité n’a d’égale que sa mesure et sa volonté de bâtir un cirque respectueux de ses membres et de son public.
Lorsque l’on rencontre Alexander Lacey, on ne rencontre pas un homme de cirque comme les autres. Derrière le physique avantageux et les numéros exécutés avec brio, on distingue spontanément l’être sensible. On reconnaît aussi l’artiste engagé, militant au quotidien pour le respect de la condition animale au-delà des postures. On discerne enfin l’amoureux du cirque, pragmatique quant à certains de ses membres qui le desservent, et acteur d’une profonde dynamique de changement nécessaire.
Alexander Lacey n’est pas devenu l’un des plus grands dresseurs mondiaux par hasard. Ses étreintes bestiales ponctuent chacun de ses numéros en piste. Elles témoignent d’une affection singulière transcendant son travail quotidien avec ses lions et ses tigres, comme autant d’échos à son héritage circassien transmis par ses parents, Martin Senior et Susan Lacey. Elles reflètent ses choix de vie juvéniles, un en particulier : celui de dédier son existence au cirque et aux animaux.
“Mes parents ont d’abord voulu me donner l’opportunité de travailler en-dehors du cirque. Travailler avec des animaux est une tâche difficile et chronophage, un sacerdoce. Ils m’ont envoyé en pensionnat. Je me suis beaucoup intéressé aux matières que j’étudiais durant cette période. J’ai voulu devenir architecte car j’aimais beaucoup le dessin technique. Mais pendant les vacances, mes frères Richard, Martin Junior et moi retournions au cirque. Nous nous occupions de tous les animaux. Nous avions tous les trois une réelle préférence pour les fauves. Pendant cinq ans, je les ai nourris, surveillés, j’ai nettoyé leurs besoins. Mes parents considéraient cet apprentissage comme la condition sine qua none pour présenter un numéro de fauves à mon tour. Pas de passe-droit parce que j’étais fils d’un directeur du cirque. Il a fallu que je fasse mes preuves, que je démontre aussi ma passion et mon amour pour les fauves.”
Les contours d’une philosophie
À 17 ans, Alexander Lacey présente le numéro que son père lui a enseigné. Il avait été terrorisé cinq ans plus tôt lors de sa première entrée dans la cage où rugissaient les cinq lions imposants de son père. Le voici désormais au cœur de toutes les attentions des fauves, de toutes leurs intentions insaisissables. “Lorsque tu dresses toi-même des animaux, comme c’est mon cas car je ne suis pas qu’un présentateur, tu apprends tous les jours”, explique-t-il, avant d’ajouter : “Les lions et les tigres ne se limitent pas à chasser le zèbre pour revenir couverts de sang après l’avoir dévoré. Les animaux sont très intelligents et c’est naïf de croire le contraire.”
Il remporte en 2003 son premier trophée, un Clown d’argent, au Festival International du Cirque de Monte Carlo. Il est ensuite récompensé au 18ème Festival International du Cirque de Massy par un Chapiteau de cristal. La connivence entre Alexander Lacey et sa troupe de fauves marque les esprits. Elle égale celle de son frère Martin Junior. Ils se produisent d’ailleurs en duo en 2006 lors de la 30ème édition du Festival de Monte Carlo. De cette existence, de et avec ses fauves, Alexander Lacey tire une grande fierté. “Je suis très fier que Martin et moi ayons réussi à redonner le goût des numéros de fauves au public.”
Une fierté qui est aussi celle de l’élève dépassant ses maîtres, à l’instar de Louis Knie. Mais aussi de Gunther Gebel-Williams du Ringling Bros. and Barnum & Bailey Circus. Alexander Lacey marche dans ses pas quelques années plus tard. C’était en 2011 à l’occasion de trois tournées intenses du célèbre cirque américain à travers tous les États-Unis. Il se souvient de “cette première fois où il présenta son numéro devant un public de 35000 personnes, à Houston au Texas”. Il se rappelle “ces paysages incroyables dans le désert du Nouveau Mexique”. Des souvenirs qui restent tenaces au fil du temps, malgré la fermeture du Ringling Bros and Barnum & Bailey Circus en mai 2017. Aujourd’hui encore au cirque Charles Knie.
Se reconnecter au monde du vivant
La thématique des animaux dits sauvages ou exotiques sous les chapiteaux bouleverse le monde du cirque traditionnel dans de nombreux pays. Plusieurs associations militant en faveur des droits des animaux, soutenues pour les instances gouvernementales et médiatiques, obtiennent progressivement par la loi leur retrait des cirques. Des initiatives suivies par une partie du public. Pourtant, le fond de la problématique ne se situe pas à ce niveau pour Alexander Lacey : “Les gens sont aujourd’hui tellement déconnectés de ce que sont les animaux qu’ils ne les comprennent plus.”
Par ces mots, le dresseur a pour objectif de pénétrer puis de révéler le quotidien des gens avec leurs animaux domestiques : “Par exemple, de nombreuses personnes ont un voire plusieurs chiens. Mais la plupart n’ont plus le temps de les promener. Ils n’ont plus le temps de leur faire faire de l’exercice. Ils n’ont donc pas une bonne relation avec leur chien. Et il s’étonnent que leur chien ait un certain comportement qu’ils ne comprennent pas. Mais la problématique ne vient pas du chien, elle vient d’eux.”
Un réalité qu’il paraît difficile de contredire si l’on considère notamment le nombre croissant de pet sitters, des abandons aussi, et ce, rien qu’en France. Elle expliquerait l’incapacité de ces personnes à comprendre que les animaux domestiques, tout comme les animaux sauvages, puissent se réaliser complètement dans un contexte de cirque itinérant.
“À nous quatre, mes parents, Martin Junior et moi, nous avons pris soin de plus de 500 fauves durant les 50 dernières années. Nous ne les avons jamais vendus, ils sont tous restés avec nous. Nous avons réussi à assurer plusieurs lignées de fauves pour les 50 prochaines années. C’est un réel accomplissement pour leur préservation.” Pour la famille Lacey, l’heure n’est donc pas au faux débat ni au mauvais. Plutôt que de savoir quel est le meilleur endroit pour un animal, ne serait-il pas souhaitable que les instances circassiennes, associatives et gouvernementales s’interrogent sur les méthodes à concrétiser pour en prendre soin au mieux ?
S’éduquer, partager et réglementer
Comment sortir d’un cercle vicieux ne bénéficiant à personne par souci qu’il ne profite qu’à certains intérêts particuliers ? Pour Alexander Lacey, il s’agit d’abord de prendre le temps d’expliquer aux gens son propre travail avec les animaux dans un cirque pour faire jaillir l’étincelle. Ce qui suppose que “les gens doivent également s’éduquer eux-mêmes. Ils doivent comprendre que la nature n’est plus le lieu idéal pour les animaux. Dans la nature, un lion vit 12 ans alors qu’il peut vivre 25 ans en-dehors.”
Cirques, mais aussi zoos et parcs animaliers : si ces lieux sont devenus les nouvelles aires de quiétude et de préservation animale, ils suggèrent de compléter la seule reproduction du cadre sauvage par des structures permettant de remplacer les activités de chasse des fauves par d’autres.
Ces structures, très éloignées des sanctuaires dans lesquels certains voudraient les placer, impliquent une participation active de l’homme pour communier avec l’animal, comprendre profondément ses envies et assurer son bien-être. “Mes fauves courent, bondissent. Je les occupe constamment. Leurs formidables facultés d’adaptation leur ont permis de totalement s’intégrer à l’univers du cirque. Ils ne sont pas destinés à une seule et unique tâche durant toute leur vie. Eux-aussi évoluent constamment, tout comme leurs activités. C’est en faisant ainsi que les animaux sont en bonne santé, heureux et qu’ils vivent très vieux.”
À contre-courant des études commandées par les associations militantes et les gouvernements pour justifier l’interdiction des animaux sauvages dans les cirques, d’autres instances telles que celles existant en Allemagne se positionnent en faveur d’une régulation pérenne impliquant tous les acteurs du monde circassien, mais aussi les zoos et les animalistes. L’objectif est double. D’une part, il s’agit de faire respecter des critères stricts quant au respect des droits des animaux dans les cirques. D’autre part, d’interdire la pratique du dressage avec un quelconque animal aux cirques ne respectant pas ces mêmes règles.
Animaux, artistes et public : au centre des enjeux circassiens
“Le rugissement d’un lion, d’un tigre que l’on a juste à côté de soi, les odeurs. Douze fauves allongés les uns à côté des autres à quelques mètres : tout ça ne peut être expérimenté à travers un film ou une image dans un livre. Ils sont vraiment fascinants.”
À l’aplomb de certains défenseurs des droits des animaux persuasifs et richement dotés ; aux gouvernements usant de la corde sensible pour culpabiliser les foules ; à certains directeurs de cirque qui n’en ont que le nom, Alexander Lacey répond en s’inscrivant dans la continuité des actions menées par son père et sa famille, notamment en Angleterre, pour collaborer à l’émergence de pratiques durables, respectueuses des animaux, des artistes et du public. “Nous devons également développer les sessions d’entraînement en présence du public. Nous devons être plus proactifs et l’inviter tout comme les politiques à participer.”
5000 euros : c’est ce que représente le poste alimentation pour les treize fauves d’Alexander Lacey rien que pour les trois semaines du Festival Noël en Cirque organisé chaque année à Valence d’Agen, qui a fêté fin 2018 ses 10 ans d’existence. Prendre soin des animaux coûte cher. Cela, certains directeurs de cirque l’oublient assez facilement.
“Ils sont à blâmer. Ils achètent des numéros low cost simplement pour avoir des lions et des tigres sous leur chapiteau. Mais c’est un mauvais choix et une très mauvaise stratégie. L’alternative est simple : soit ils investissent dans un numéro de dressage avec de bons dresseurs qui prennent soin de leurs animaux, soit il vaut mieux qu’ils s’abstiennent. Sans parler de la mauvaise publicité pour leur cirque, ni de ses effets à long terme sur les entrées. Il faut cesser de croire que le public n’y verra que du feu. Le public sait faire la différence, contrairement à ce que pensent ces directeurs de cirque.”
L’honnêteté intellectuelle surpassant les visions court-termistes, les idéologies gravées dans le marbre, les intérêts bien éloignés de l’humain et de l’animal : voilà sans doute ce qui manque à certains acteurs associatifs, politiques, médiatiques et circassiens pour ré-enchanter les arts du cirque traditionnel. Voilà sans doute ce qui les éloignent des merveilleuses émotions procurées par le baiser d’un lion à un autre. Ces deux-là pourraient pourtant les remettre sur sa piste : il leur suffirait tout comme eux de flairer la bonne. “Chez mes fauves, j’ai trouvé cette honnêteté que je n’ai jamais réussi à rencontrer chez un homme. S’ils t’aiment, s’ils ne t’aiment pas, s’ils sont de bonne ou de mauvaise humeur, s’ils veulent être seuls, ils savent te le faire comprendre. Les animaux ne mentent pas.”