Des silences qui s’entendent

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Dans sa dernière création intitulée Cordes-sur-Ciel : 7e jour de reconfinement, Rogers Prod développe une approche singulière quant à l’audio. L’occasion de s’interroger sur le pouvoir évocateur du son dans la création audiovisuelle. Que réussissent à dire les sons dès lors que les images n’y arrivent plus ? 

Son brut, son monté, son coupé : que disent les sons de ceux qui les enregistrent et de ceux qui les écoutent ? Telle était la perspective donnée à l’étude du pouvoir évocateur du son, début 2018, durant la conférence organisée avec l’anthropologue Vincent Battesti et la productrice de documentaires radiophoniques Anne Pastor au Muséum National d’Histoire Naturelle. À cette question, on pourrait ajouter la suivante : que réussissent à dire les sons dès lors que les images n’y arrivent plus ?

Pour tenter d’y répondre, le fondateur de Rogers Prod, Stéphane Sauval, a récemment dévoilé une nouvelle création. Cordes-sur-Ciel : 7e jour de reconfinement valorise un travail particulier au niveau de l’audio. Celui-ci est projeté sur les images afin d’incarner les pensées et les souvenirs d’une touriste. Cette dernière avait déjà eu l’occasion de visiter la cité auparavant. Elle est bouleversée par le silence qui y règne au septième jour de reconfinement.

Retrouver le chemin des sons oubliés

Cordes-sur-Ciel : 7e jour de reconfinement incarne l’une des principales motivations de Stéphane Sauval lorsqu’il lança son agence indépendante de création audiovisuelle Rogers Prod. En l’occurrence, celle de l’inscrire dans la continuité de son parcours professionnel, au cœur de l’audiovisuel français. Ainsi observe-t-il, dans de nombreuses productions, le manque de considération du son par rapport à l’image. “On parle fréquemment de voir ou de regarder une vidéo. Or, ces termes suggèrent à eux seuls que le spectacle serait principalement composé d’éléments visuels. De fait, ils n’évoquent absolument pas l’idée d’un spectacle audiovisuel. Autrement dit, un spectacle dans lequel la bande son et la bande image ont chacune énormément d’importance.”

Le fait que beaucoup négligent le son, parce qu’ils le considèrent entre autres (et simplement) comme un élément que l’on entend, forme la partie émergée de l’iceberg. En réalité, “entendre suppose qu’une sélection inconsciente a déjà été effectuée par le cerveau”, souligne Stéphane. “Et ce, sur l’ensemble des informations sonores audibles de l’environnement dans lequel on se trouve.” En outre, les bruitages permettent d’attirer l’attention du spectateur sur des points précis de la vidéo. “De menus détails qui ne sont pas forcément ni aisément visibles”, précise-t-il. Mais qui, malgré tout, participent au récit.

Pouvoir évocateur du son : redonner du sens aux images

Dans la nouvelle création de Rogers Prod, la protagoniste du récit se matérialise dans l’esprit du spectateur par le son de ses talons, heurtant les pavés des rues de Cordes-sur-Ciel. L’audible devient visible de par son interaction avec l’image projetée. En parallèle, les échos de ses pas, d’une part, mettent en lumière le lourd silence dans la cité. Ce silence tranche avec celui de la nature environnante qui introduit la vidéo, tout en le complétant simultanément pour appuyer l’impression de cité “abandonnée”. D’autre part, chaque pas de la touriste développe un rythme. Plus encore, un compte à rebours qui n’est pas sans rappeler l’une des scènes phares du film Dancer In The Dark réalisé en 2000 par Lars Von Trier. Dans cette dernière, le personnage de Selma, incarné par Björk, compte chaque pas (107 Steps) qui la mène à la potence.

“Pour cette vidéo, j’ai voulu employer ces effets sonores afin de combler ce que les images ne pouvaient pas dire. Sans ce travail de sélection et de montage audio, elles auraient eu peu de sens, comme vidées des réalités dans lesquelles le tournage eu lieu.” Vidées, aussi, des intentions de Stéphane Sauval quant au message qu’il souhaitait partager par cette création. Et connecté notamment aux impacts de la crise économique dans nos territoires, liée à l’épidémie de coronavirus et aux mesures gouvernementales mises en place à l’instar du reconfinement, en vigueur dans toute la France depuis le 30 octobre.

« Le son forme un liant à la succession des images. Il apporte une unité ainsi qu’une continuité essentielles à la perception du film.”

Quand son et image ne font plus qu’un

Création audiovisuelle visant à témoigner plus qu’à dénoncer, Cordes-sur-Ciel : 7e jour de reconfinement dévoile un autre aspect du pouvoir évocateur du son. Celui de jouer à l’équilibriste sur le fil du temps. Et lorsque la touriste cesse sa marche, ses souvenirs lui emboîtent le pas. Des souvenirs passés dans une cité pleine de vie, d’enfants, de visiteurs et de joie. Mais aussi d’échanges entre artisans, restaurateurs, boutiquiers et clients. De découvertes, de traditions et de partages à ciel ouvert. Ainsi, notre protagoniste se balade dans sa propre mémoire. Le spectateur suit ses pérégrinations grâce aux seules évocations initiées par l’audio.

“Sans le son, la vidéo ne constitue qu’un ensemble de scènes indépendantes et de plans discontinus. Le son forme un liant à la succession des images. Il apporte une unité ainsi qu’une continuité essentielles à la perception du film.” En d’autres termes, les éléments apportés par le son enrichissent le contenu de l’image, au point de donner l’impression au spectateur qu’il émane directement de l’image elle-même. “En fait, il s’agit d’un apport d’information, d’émotion, d’atmosphère”, avance Stéphane. “Le spectateur pense donc que l’information sonore est complémentaire à l’information qu’il perçoit visuellement. Alors qu’en réalité, le son est la base de cette information et que, sans ce son, celle-ci disparait totalement.”

Pouvoir évocateur du son, pouvoir artistique

Au son de verres qui trinquent, l’accordéon et la rumeur de la foule se volatilisent pour céder à nouveau leur place aux pas de la touriste sur le point de quitter Cordes-sur-Ciel. La violence de ce silence-là est encore plus grande qu’au début de la vidéo. Elle laisse en suspens en certain nombre de nouvelles interrogations dans l’esprit du spectateur, au-delà de la beauté de la cité capturée par Rogers Prod. Ainsi, le pouvoir évocateur du son se traduit aussi par une influence directe sur l’image. “Et vice-versa”, rappelle Stéphane Sauval. “Le réalisateur Robert Bresson avait coutume de dire qu’il n’assistait pas à une projection d’images et de sons. Mais qu’il assistait à l’action visible et instantanée qu’ils exerçaient les uns sur les autres et à leur transformation.”

Une influence mutuelle permettant au spectateur d’enrichir sa vision d’une qualité inédite, contenue en réalité dans la musique, les bruitages ou de la rencontre de ces sons avec les images. “Et ce, sans avoir conscience que l’absence de musique ou qu’une musique différente puisse modifier sa lecture ou sa compréhension de ces mêmes images.” Dès lors, chaque spectateur appréhende la vidéo comme un tout composé de sons et d’images indissociables. De plus, il croit voir ce qu’il entend. Vecteur d’amélioration notable des informations et des sensations que les images lui délivrent, c’est à ce moment-là que les sons mutent en éléments constitutifs à part entière de la création artistique. “Dans ce sens, Robert Bresson ne s’y trompait pas : un son évoque toujours une image, une image n’évoque jamais un son.”

Très bon article, merci beaucoup.