Les chefs d’entreprise français dans la tourmente

Droit du travail | Gestion de crise

Au 21 avril 2020, la France compte 20 796 décès liés à la Covid-19 depuis le début de l’épidémie. Celle-ci est à l’origine d’une crise mondiale dont les impacts sanitaires et économiques sont très différents d’un pays à l’autre. Le gouvernement français a instauré plusieurs ordonnances et annoncé un plan d’urgence. Qu’en est-il concrètement pour les chefs d’entreprise sur le terrain ? Rencontre avec Maître Jade Roquefort, avocat spécialisé en droit du travail à Toulouse chez Capstan Avocats, pour partager le quotidien de crise de ses clients employeurs.

Annoncée officiellement dès le 9 janvier 2020 par l’Organisation Mondiale de la Santé suite aux premiers cas de contamination apparus en Chine, l’épidémie de Covid-19 a engendré des bouleversements que certains commentateurs n’hésitent plus à définir comme durables. Dans ce contexte, il y a ceux qui applaudissent pour témoigner leur soutien aux soignants. Et ceux qui sont sur le front malgré le manque de moyens matériels et humains. Dans les hôpitaux, les EPHAD, les pharmacies, les cabinets médicaux de ville, les supermarchés, les forces de l’ordre, les administrations. Et dans les entreprises.

Mis en application depuis le 17 mars 2020, le confinement devrait s’achever le 11 mai prochain. Il a été l’occasion pour le gouvernement d’initier un certain nombre d’ordonnances. Objectif : optimiser la gestion de la crise sanitaire et économique liée à l’épidémie de Covid-19. Tant que faire se peut. Ces ordonnances accompagnent un plan d’urgence réévalué à 110 milliards d’euros le 15 avril 2020. En outre, 42 milliards serviront au financement du chômage partiel, 20 milliards à l’entrée de l’État au capital d’entreprises nationales en difficulté et 7 milliards au fonds de solidarité destiné aux petites entreprises et aux indépendants. Ces mesures illustrent les problématiques actuelles auxquelles les chefs d’entreprise sont confrontés. Mais également celles à venir.

Maître Jade Roquefort, vous êtes avocat spécialisé en droit du travail chez Capstan Avocats depuis 2011. Comment pourriez-vous décrire la situation telle qu’elle est vécue par les clients de votre cabinet face à la crise liée à l’épidémie de Covid-19 ?

Maître Jade Roquefort : Parmi nos clients, nous avons tout autant des entreprises qui travaillent beaucoup que d’autres qui sont à l’arrêt. Les dirigeants de ces sociétés sont très inquiets. Leur accompagnement doit être réalisé au cas par cas. En réalité, chaque situation est particulière et dépend de plusieurs facteurs. D’une part, le secteur d’activité de l’entreprise. D’autre part, son ancienneté. C’est pourquoi beaucoup de questions restent en suspens. Notamment quant à la reprise après la période de confinement. Une récession durable sera très complexe à gérer pour bon nombre de structures.

Selon le gouverneur de la Banque de France, l’épidémie de Covid-19 couplée aux mesures de confinement ont fait perdre 60 milliards d’euros en un mois au pays, soit 2,6 points de PIB. Autrement dit, la France est déjà en récession. Cette situation alimente les commentaires de plusieurs chefs d’entreprise sur les réseaux sociaux et les autres médias. D’une part, quant au défaut d’anticipation du gouvernement dans la prévention et la gestion de la crise liée à l’épidémie de Covid-19. D’autre part, quant au non-respect des délais de versement des aides annoncées pour soutenir les entreprises. Qu’en est-il concrètement sur le terrain ?

Maître Jade Roquefort : À l’heure actuelle, la principale préoccupation de nos clients est de gérer les impacts sanitaires et ceux économiques de la crise liée à l’épidémie de Covid-19. D’une part, il s’agit pour eux de protéger leurs salariés par tous les moyens. Cela suppose de réduire les risques au maximum, sachant que le risque zéro n’existe pas. D’autre part, d’assurer la pérennité de leur entreprise. Et ce, dans la mesure du possible. Les situations sont donc complexes à gérer. Surtout si l’on considère la diversité des métiers qui composent les forces vives de l’entreprise.

L’un de mes clients est un sous-traitant de l’industrie aéronautique. Dans un premier temps, il a dû arrêter ses activités. Puis il l’a reprise partiellement en anticipant simultanément une baisse de sa production du fait du report ou de l’annulation de certaines commandes. Dans cet exemple, mon client devait assurer les commandes restantes impliquant plusieurs départements différents : administratif, commercial, logistique et de production sur site. Mais comment organiser les compétences entre celles qui pouvaient faire du télétravail et celles devant être mises en œuvre sur place, par exemple, pour la gestion des emballages ? Capstan Avocats accompagne ses clients afin de trouver les réponses appropriées à ces questions.

Tous les métiers ne peuvent pas être pratiqués à distance. Pourtant, ils sont tous indispensables au bon fonctionnement de l’entreprise.

Maître Jade Roquefort : En effet. Il y a eu une autre difficulté que les employeurs ont été obligés de gérer. Avec la fermeture des crèches et des écoles, les parents salariés se sont retrouvés confrontés à la problématique de la garde de leurs enfants. Ainsi, quand l’un des deux parents allait travailler, l’autre devait rester à la maison sans pouvoir retourner dans son entreprise. Pour mes clients, il a donc fallu gérer l’indisponibilité de ces salariés qui ne pouvaient plus travailler, que ce soit sur site ou en télétravail.

Une fois que le confinement a débuté, chaque chef d’entreprise a eu besoin de mettre en place le télétravail pour les postes répondant aux critères. Les démarches ont été simplifiées il y a quelques mois. Cela a permis à chaque entreprise d’être plus réactive. Auparavant, le télétravail nécessitait des accords d’entreprises. De plus, un certain nombre d’outils juridiques n’avaient pas encore été mis en place.

En revanche, à la vue des métiers pour lesquels mes clients ne pouvaient pas initier le travail à distance, il s’agissait de savoir si l’entreprise pourrait continuer à fonctionner sans eux ou pas. Dans certains cas, le choix se porta sur le chômage partiel. Plus précisément, sur l’activité partielle, qui est le terme juridique adéquat aujourd’hui. Dans d’autres, sur le maintien des salariés à leur poste de travail mais dans les conditions assurant la préservation de leur santé. L’objectif consistant aussi à garantir aux clients de chaque entreprise que toutes les dispositions sanitaires étaient prises. Et ce, pour sécuriser l’ensemble de leurs activités.

“La crise va engendrer des difficultés économiques. Le gouvernement le sait, nous le savons tous. L’idée était de donner des garanties financières, tant aux chefs d’entreprise qu’aux salariés.”

Une épidémie telle que celle de Covid-19 n’est pas inédite. On se souvient notamment de celle du SRAS-CoV, de 2002 à 2003. Et de celle de la grippe A(H1N1) entre 2009 et 2010. Pourtant, la France a mis du temps à réagir pour anticiper ses impacts sanitaires, économiques et sociaux. Et ce, malgré les informations dont elle disposait. Ceci a été rappelé par l’ancienne Ministre de la Santé, Agnès Buzyn, dans son interview du 17 mars 2020. Quelle est la perception de vos clients quant à la gestion de l’épidémie et l’anticipation de ses conséquences sanitaires et économiques ?

Maître Jade Roquefort : Les chefs d’entreprise n’en sont pas encore à ce stade-là. Pour le moment, ils sont dans la gestion de l’opérationnel. C’est en tous les cas ce que je ressens chez les clients que j’accompagne et que je conseille. J’ignore si les chefs d’entreprise se positionneront dans une logique de remise en cause de ce qu’a fait ou n’a pas fait l’État. Il ne me semble pas que ce soit leur rôle. Ils vont avant tout s’insérer dans une logique économique.

On commence tout juste à parler de la période de déconfinement. Dans ce sens, Capstan Avocats a mis en place une plateforme interne afin que les collaborateurs et les associés du cabinet puissent évoquer toutes les difficultés rencontrées par nos clients. L’idée est de rassembler les retours et les questions des chefs d’entreprise. Mais aussi les problématiques remontées par les Inspections du Travail et les DIrections Régionales des Entreprises, de la Concurrence, de la Consommation, du Travail et de l’Emploi (DIRECCTE). De plus, il s’agit de pouvoir échanger sur l’ensemble de ces thématiques. En effet, il y a des interprétations, des arbitrages à mener.

En parallèle, Capstan Avocats collabore avec des mandataires judiciaires ainsi que d’autres professionnels et institutionnels. Ces derniers travaillent avec des entreprises qui connaissaient déjà des difficultés avant la crise. De toute évidence, celle-ci va les accentuer. De plus, elle annonce d’autres problématiques quant au droit du travail et à l’emploi.

26 premières ordonnances ont été prévues par la loi d’urgence le 25 mars 2020. Elles visent notamment l’activité partielle, la durée du travail, les congés payés, les arrêts de garde d’enfants, de confinement et les arrêts maladie. Ainsi que l’organisation des services de santé au travail. Comment cela se traduit-il dans vos activités de conseil ?

Maître Jade Roquefort : Tous les jours, de nouvelles ordonnances, de nouveaux décrets, des notes ministérielles et des questions-réponses paraissent. Leur objectif est double. D’une part, il s’agit d’adapter la réglementation sociale à la situation actuelle. D’autre part, de nous éclairer tout comme les DIRECCTE. Autrement dit, tous les professionnels et les institutionnels qui sont en première ligne. Et ce, afin de faciliter la transmission des bonnes informations aux chefs d’entreprise et aux syndicats.

De plus, j’observe que les outils sont désormais à notre disposition. Ceci est la résultante d’un besoin pour gérer l’opérationnel. Certes, la crise va engendrer des difficultés économiques. Le gouvernement le sait, nous le savons tous. L’idée était de donner des garanties financières, tant aux chefs d’entreprise qu’aux salariés. En premier lieu, en mettant en place les arrêts pour garde d’enfants. Puis en réformant l’activité partielle qui, en-dehors du contexte que nous connaissons en ce moment, est un dispositif que notre cabinet gère habituellement dans des proportions bien différentes.

Quelles sont les interrogations qui subsistent quant aux recours à l’activité partielle effectués par les chefs d’entreprise ?

Maître Jade Roquefort : La seule interrogation quant à l’activité partielle se situe au niveau des dossiers en eux-mêmes. Seront-ils acceptés ou pas par les DIRECCTE ? Nous accompagnons nos clients pour les constituer puis pour déposer un argumentaire justifiant leurs recours. Chaque dossier renvoie à un service de l’entreprise ou à la totalité de l’entreprise. Il intègre entre autres le procès-verbal de consultation du Comité Social et Économique (CSE) de l’entreprise quand il existe.

Le gouvernement s’est inscrit dans un objectif de réduction des délais de traitement des dossiers : deux jours au lieu de quinze. À l’heure actuelle, ces délais peinent à être respectés au regard du nombre de demandes. En parallèle, il n’est pas possible de garantir à nos clients que leur dossier sera accepté ou non avant sa présentation aux DIRECCTE. En effet, il n’existe pas de généralités. L’acceptation d’une demande est conditionnée par une motivation suffisante et convaincante de la nécessité de recourir à l’activité partielle. Toutefois, l’appréciation des motifs peut différer selon les DIRECCTE. Celles-ci disposent d’une compétence régionale avec des déclinaisons au niveau des départements.

Comment l’expliquez-vous ?

Maître Jade Roquefort : D’une part, on peut relever que chaque dossier est motivé de manière différente. Par exemple, l’activité d’un artisan pâtissier est-elle nécessaire à la nation au même titre que les autres points de vente alimentaires de première nécessité ?

D’autre part, la rigueur quant au fond et à la forme de chaque dossier joue une part importante. Dans cette optique, Capstan Avocats conseille ses clients efficacement pour constituer leurs dossiers. En parallèle, il s’agit de fournir à l’administration une présentation claire des besoins de l’entreprise. Et ce, pour l’ensemble de ses services qui peuvent être concernés par le recours à l’activité partielle. Par ce biais, il s’agit d’éviter à l’entreprise de déposer plusieurs dossiers successifs. C’est le cas notamment après un premier dossier déposé pour un seul service de l’entreprise. Et ce, du fait que celle-ci n’ait pas suffisamment anticipé la baisse de son activité ou la nécessité de faire appel à l’activité partielle pour d’autres services.

Enfin, il ne faut pas omettre que les DIRECCTE sont constituées d’hommes et de femmes qui peuvent avoir une appréciation différente sur des dossiers. Qui plus est, même si elles ont recentré leurs activités sur la gestion de la crise actuelle pour rendre plus rapidement leurs décisions, les membres des DIRECCTE ne sont pas des machines.

“L’ordonnance de prolongement du temps de travail hebdomadaire à 60 heures ne s’applique qu’aux salariés de droit privé. Qui plus est, elle prévoit des compensations.”

Les ordonnances prévues dans la loi d’urgence peuvent-elles créer des antécédents qui permettront demain au gouvernement d’instaurer des mesures similaires, une fois leur délai d’application (fixé à décembre 2020) révolu et l’épidémie de Covid-19 maîtrisée ?

Maître Jade Roquefort : Je ne le crois pas. En France, nous disposons de garanties très fortes par rapport aux droits des salariés. Les syndicats sont ceux qui les préservent. Certes, ce délai d’application est assez long. Cependant, on peut souligner que le gouvernement n’a aucune idée de la durée des conséquences sanitaires et économiques liées entre autres à l’épidémie de Covid-19.

En outre, je crois qu’il faut avoir confiance dans le pragmatisme des employeurs. Autrement dit, ce n’est pas dans leur intérêt de faire travailler durant 60 heures par semaine des salariés qui n’en ont pas envie et/ou qui auront déjà beaucoup travaillé au printemps. Sans oublier qu’ils devront peut-être mettre les bouchées doubles à la rentrée de septembre pour permettre à leur entreprise de faire face à la récession. Il s’agit de préserver la santé du salarié tout comme ses conditions de travail. A contrario, le risque pour l’entreprise est que celui-ci se mette en arrêt maladie.

Quoiqu’il en soit, des salariés qui auront été exposés à la Covid-19 pourraient garder des séquelles de leur infection. Ces salariés ne seront plus opérationnels. Par conséquent, il faudra disposer de certains services. Si l’on prend le cas des Établissements d’Hébergement pour Personnes Âgées Dépendantes (EPHAD), ces derniers pourraient être intéressés par des outils permettant de répondre aux contraintes de la situation. À l’instar, justement, de l’ordonnance donnant la possibilité à l’employeur de faire travailler ses salariés jusqu’à 60 heures par semaine.

Dans quelle mesure ?

Maître Jade Roquefort : Plusieurs salariés des EPHAD ne travaillent plus actuellement. Soit parce qu’ils ont été exposés à la Covid-19 et qu’ils sont désormais en quarantaine. Soit parce qu’ils sont en arrêt pour garde d’enfants ou en arrêt maladie. Si l’on ajoute à ces réalités le fait que les EPHAD soient tenus de mettre en place des dispositifs de sécurité complémentaires pour préserver la santé de leurs habitants, on aboutit à une situation qui nécessite plus de personnels en soutien en lien avec les activités quotidiennes assurées par les EPHAD. Par conséquent, si l’on ne permet pas aux salariés aptes et valides de travailler plus longtemps chaque semaine, les EPHAD seront confrontées à une problématique de taille.

L’ordonnance de prolongement du temps de travail hebdomadaire à 60 heures ne s’applique qu’aux salariés de droit privé. Qui plus est, elle prévoit des compensations. D’une part, en termes de repos compensateurs. D’autre part, en termes financiers via la Prime Exceptionnelle de Pouvoir d’Achat (PEPA). Celle-ci avait été mise en place suite aux actions menées par les Gilets Jaunes. Elle est laissée à la libre appréciation de chaque employeur dans son versement comme dans son montant. Enfin, notons que le décret listant les secteurs d’activité concernés par cette ordonnance n’est pas encore paru à ce jour.

Depuis plusieurs années, Capstan Avocats dispose de sa propre offre d’accompagnement spécifique en droit social dédiée aux start-up et à leurs enjeux : Start with Capstan. Les impacts économiques de l’épidémie de Covid-19 se font également déjà sentir pour plusieurs d’entre elles. Quels sont les retours de celles faisant partie de votre portefeuille clients ?

Maître Jade Roquefort : Les start-up ont des problématiques un peu différentes. En général, leurs équipes sont plus restreintes et plus jeunes. Elles ont plus l’habitude du télétravail et occupent des secteurs d’activité majoritairement connectés au web. Toutefois, leurs préoccupations juridiques résonnent souvent avec celles des entreprises de l’économie traditionnelle. Ainsi, elles ont accès à l’activité partielle au même titre que n’importe quelle autre structure. Ensuite, concernant leur pérennité, les start-up vont devoir être accompagnées efficacement. Notamment pour pouvoir continuer à évoluer dans le monde qui sera le nôtre après la crise.

Un échange très intéressant et très enrichissant : merci Florian !